Alexandre Mercereau (1884-1945)


Alexandre Mercereau de la Chaume abandonne très vite le pseudonyme  d’Esmer Valdor avec lequel  il signe  ses premiers écrits. De même la  deuxième partie de son patronyme n’est que très rarement  évoquée. Il est considéré par tous comme l’un des fondateurs de l’Abbaye.  Esprit original et curieux, il  adhère  à l’Abbaye dès sa constitution, bien  qu’il n’ait pas été à leurs côtés au moment de l’épique  installation à  Créteil. Il rejoint le groupe fin 1907 accompagné de son épouse russe, qu’il renverra bientôt dans son pays.

En 1906, il  répond à l’appel du groupe d’artistes d’avant-garde de la  Rose bleue à Moscou où,  il lui est  confié   la tâche de relais français de la  revue d’art” Zolotoe Runo”( La  Toison d’or ), organe du  mouvement. C’est dans une correspondance suivie avec ses amis, qu’il soutient  comme il peut la réalisation de leur  idéal  et adhère d’emblée à l’entreprise  cristolienne. En mars 1907 il rejoint l’Abbaye où il s’installe. Epris de modernisme, il fonde diverses revues littéraires et organise les grandes expositions des  peintres  cubistes.Il rompra avec Arcos, Duhamel et Vildrac dès 1911 et après la  guerre  publiera un pamphlet “ L’Abbaye et le  Bolchevisme”  dans lequel il  accuse Duhamel et Vildrac de s’approprier l’histoire de l’Abbaye.

 


 

Charles Vildrac à Alexandre Mercereau, l’Abbaye, le 31 janvier 1907

Mon cher ami, 

Bien reçu toutes tes lettres de corrections et en ai tenu compte ; mais les corrections incluses en ta dernière lettre arrivent trop tard: j’ai donné le bon à tirer:

J’attends des épreuves de la couverture qui arriveront demain sans doute. Oudaille a un galvano de notre firme et par conséquent n’a qu’à marcher. Naturellement, il a encore, à propos de ton bouquin , essayé de tirer sur moi un billet de complaisance ( ça fait le troisième) je l’ai envoyé se faire foutre comme précédemment.

Je réponds à toutes tes questions :

1°) que devient la Renan ? Je t’ai déjà écrit sur une carte postaleque cette association était épanouie dans un bon bourgeoisisme conservateur; ses fondateurs sont d’insignifiants petits coureurs au ruban violet: Mousset et cie. Ton livre y a été ridiculisé et l’on s’en est fait des gorges chaudes; ce fut même un des prétextes de notre triple démission. Mais tout cela est déjà loin.

2°) qu’est devenu l’article de Romains ? Sais pas, l’ai jamais vu. Je n’ai fait qu’en entendre causer: Je le lui demanderai.

3°) « 1’éternel sot qui fut jadis Fréron Et maintenant se nomme Brunetière » (Verlaine) et parfaitement claqué. Le chroniqueur de Paris, avec la plume élastique de Casanova, pleurniche l’oraison funèbre de ce bon catholique.

4°) Le bourg régénéré est paru depuis deux mois.

5°) Le dernier volume de Deubel : Poèmes est bien. T u en as vu des échantillons dans la Rénovation ( caresse, la Vierge, etc …). Deubel, disparu ,. plus revu.

6°) Le livre de Gaudion ? heu! heu …couci couça. Mais Gaudion n’est pas un imbécile et marche avec nous.

7°) Tes photos ? Voici : Gleizes s’en chargea et le cliché porta à Courbevoie. Le type qui devait les faire ne vint pas prendre le cliché et Gleizes l’oublie les rares fois qu’il va à Courbevoie, malgré mes gueulements répétés et que je vais répéter encore. Demain, j’espère satisfaction. J e n’ai pas eu le temps encore de développer une photo de l’Abbaye prise il y a huit jours. Gleizes va te faire des croquis et moi un plan.

8°) Combien de gens habiteront l’Abbaye, et qui ? Je te l’ai écrit déjà une tapée de fois.

Nous sommes ici : Gleizes, Arcos, ma femme, moi, l’imprimeur et c’est tout.Maintenant, outre ces habitants fixes, effectifs, il y a Georges qui a sa chambre, vient deux ou trois fois par semaine et, sitôt ses études finies, définitivement ( dans un an), il installera ici un laboratoire et exercera la médecine un peu, dans le pays, pour faire un peu d’argent ; mais il continuera ici des travaux scientifiques. Ainsi l’Abbaye comportera toutes les branches de l’intellectualité. Autre habitant irrégulier de l’Abbaye: Martin. Celui-là viendra l’été en pensionnaire et casquant, il est déjà venu deux fois coucher ici. Pour le reste, tu sais que Martin joue parmi nous un rôle de mécène mais il est à cent lieues de nous. C’est un…. oui!De la sorte, il reste une chambre pour toi et tout est occupé, à part un pavillon qui logeait les communs et qui n’est pas entièrement aménagé. L’imprimeur y a une belle chambre.

Ghil et Kahn ? Ghil est ahuri. Kahn, je ne sais pas; nous le voyons demain pour la première fois depuis l’Abbaye. Mets-toi bien dans l’idée que depuis deux mois, nous sommes maçons ou peintres et disparus de tous milieux. C’est maintenant seulement que nous levons le rideau.

Je t’ai déjà écrit que ton frère ne m’a donné qu’un paquet de livres dédicacés presque tous qu’il m’a dit n’avoir plus rien. Rencontré chez Colonne, il m’a dit, comme je lui parlais d’exemplaires de La Vie : «  Il y a longtemps que tout cela a foutu le camp » .

Plus que jamais, maintenant que l’édition de l’Abbaye fonctionne, Duhamel et Arcos ont besoin de leurs livres ici. Il serait imprudent de s’en départir pour Moscou. Sur la plaquette Paul Adam étaient marquées les éditions Arcos, Duhamel. Une gaffe de Martin les a supprimées aux épreuves.

Reçu ce matin promesse d’édition de Regismanset et arrangement définitif pour republier les Cahiers de Mecislas Golberg   et un livre de lui: Pages de dialectique.

Avons lu article Royère. Résulte une engueulade entre Royère et Duhamel, un soir chez Ghil. Irons voir Gaston Danville, car courons encore après l’argent. Cette maison à mettre en route est un gouffre ; nous y avons déjà bouffé quelques six mille francs et sans extras

La liste des souscripteurs ne contiendra pas la somme souscrite. Avoir Doucet à l’Abbaye ? Comment l’entends-tu ? Nous ne prendrons plus personne ( que toi, bien entendu) ici. La vie en commun est très difficilement réalisable; si l’harmonie règne entre nous aujourd’hui, ça n’a pas été sans quelques chocs de caractères au début. Aussi, pas d’étrangers. Et puis nous avons eu trop de mal à prendre d’assaut l’Abbaye et à y tenir (nous te conterons cela) pour en ouvrir les portes facilement. Enfin c’est plein. Doucet membre adhérent, parfait, sur ton seul avis car nous ne le connaissons pas

Tu parles des derniers arrivés à l’Abbaye; il n’y en a pas ici. L’idée de réalisation de l’Abbaye, le moyen de la faire, tout cela éclata un dimanche de l’été dernier chez Arcos, entre Gleizes, Arcos, Duhamel, ma femme et moi; peu après, Mahn et toi furent prévenus et tous ceux-Ià seuls, Arcos, Gleizes, Duhamel, Mahn, Valdor, Vildrac sont les vrais bougres de la première heure. Si Mahn n’est pas ici, c’est qu’il venait d’ouvrir à son compte avec d’Otémar  un atelier de dessins industriels et qu’il était engagé. Mais il est bien des nôtres et en sera encore davantage plus tard. C’est un type que nous aimons tous de la plus solide affection et qui nous le rend. C’est un grand artiste. Je vois, quand tu parles de derniers arrivés, que tu conçois à distance l’Abbaye comme un vaste phalanstère où grouille une population: nous sommes trois et ma femme; et quand tous sont là, six, y compris Martin qui n’est pourtant, lui, pas de notre famille. Bien séparer l’Abbaye de mon livre (rêve) de l’Abbaye: réalisation.

Grompel n’est pas encore fait, c’est imminent.

Une hôtesse des plus distinguée, à l’Abbaye, avec toi   ? Parfait ! Mais s’accommodera-t-elle d’une existence de ménagère, toute remplie par les travaux d’intérieur (marché, couture, cuisine, ménage, etc …). Et de même, apprête, ô toi coquet! tes doigts bagués au labeur salissant du typo et à l’huile de la presse et à l’encre des rouleaux. Ceci pour montrer l’Abbaye sous son jour ingrat.

Gleizes devait te faire un croquis. Mais il neige et le voici parti profiter d’un effet au bord de la Marne. Ce sera pour la prochaine.

Au revoir, vieux. Je file à l’atelier où nous composons, en attendant de plus littéraires travaux, la matière des annales socialistes, revue doctrinale à son début et notre cliente.  

          

Amitié de tous et tout bien      

                                                               Charles Vildrac                                                                                                    

Bien reçu les reproductions d’icônes.

Alexandre Mercereau à Georges Duhamel

(lettre non datée, écrite de Russie, avant l’ouverture de l’Abbaye).

Mon cher ami,

Une lettre enfin complète de Vildrac me fait présager beaucoup d’un état d’effervescence qui m’a l’air d’être en ce moment en chacun de vous. C’est tout ce qu’il faut pour souder chacun de nos membres épars en nous tous et mettre notre roue en mouvement. Tâche d’achever le plus tôt

Possible ta préface car incessamment nous ferons notre revue et, si tu n ‘y vois pas d’inconvénients, nous la publierions de même que celle d’Arcos 1.

Je compte formellement que tu prépareras ce que tu as de meilleur comme vers et prose, afin qu’à un signe tout puisse me parvenir; pour le cas où je n’aurais pas la patience d’attendre Octobre. Distribuez-vous toutes les chroniques comme vous l’entendrez – sauf la philosophique qui est prise – car moi je crois que je m’effacerai tout à fait jusqu’à rénovation de mon moi. Pour le moment je ne vaux rien, puis ma chronique à Viessy me charge suffisamment . Je suis on ne peut plus heureux de ce que Charles me dit de ta façon d’opérer; car cela complétera merveilleusement celle d’Arcos et de lui-même.

Charles t’a-t-il dit que d’ici trois mois, si tes moyens ne te permettent pas de faire paraître ton volume, je serai en état de t’avancer l’argent que tu me rembourserais quand tu pourrais. La solidarité doit aussi se faire sentir de la façon monnayée

Ce qui vaudrait encore mieux ce serait de trouver quelqu’un qui te prête moyennant que je m’engage moi à rembourser dans 3 mois la somme totale (il faudrait toutefois que je sois averti de la somme). Je souscris bien entendu pour un exemplaire du livre.

Je pars demain à la campagne en pleine forêt de bouleaux, dans un pays où il n’y a que des forêts de bouleaux et des forêts de pins. C’est merveilleux. Quelle abbaye !

Excuse le style déplorable de ma lettre je suis dans un état continuel d’énervement. Je crois que je couve une maladie de nerfs

J e m’y reprends à trois ou quatre fois pour écrire une lettre et ne puis pas aller plus loin ce matin.

Au revoir cher ami, je compte sur des nouvelles de toi par toi. 

tonne ami Eshmer Valdor

                          Rédaction de la Toison d’Or      Maison Kogojine

                          Novinsky boulevard         Moscou

 

 

Eléments de   Bibliographie

1907 Gens de là et d’ailleurs ( Abbaye) Evangile de la bonne vie 1923 L’Abbaye et le Bolchevisme  ( édition Figuière
1911 Contes des ténèbres ( édition Figuière  couverture dessinée par Gleizes